Mort d’un ami

 

 

Le 11 septembre 2001, l’incroyable s’engouffra dans nos téléviseurs. Je voulus aussitôt y voir un événement faisant écho aux transes disciplinées de Nuremberg. Ce n’était pas tant la scène filmée — qui repassait en boucle sur nos écrans, donnant la sensation d’un chaos toujours recommencé — qui m’imposa sa charge émotionnelle que la sensation d’être à nouveau en présence de l’impensable. Ce pataquès aérien respirait la rumination politique d’exception, ourdie par des âmes mirobolantes. L’odeur du tout est possible flottait à nouveau sur le réel.

Comme lorsque Hitler imagina de remodeler la biologie humaine.

Tout en donnant à l’Allemagne l’habitude de ne décider que des choses déraisonnables.

Mais le plus saisissant pour moi ne survint que le lendemain du jour où les Twin Towers s’effondrèrent en poudre. En tout début de soirée, encore étourdi par ce tourniquet d’émotions planétaires, je reçus un appel couperet de Leni Frank. Sa voix était blanche:

— Zac vient de mourir à New York.

— Dans les tours ?

— Non, accident cardiaque.

— Pardon ?

— Son cœur a lâché d’un coup, pendant qu’il dormait. Trop gros sans doute. Tout Zac…

Ce soir-là, frappé à l’os, je n’ai rien dit à mon entourage.

J’avais trop mal pour être triste.

J’ai même ri abondamment, pour ligaturer mon chagrin.

Depuis l’adolescence, notre amitié était restée inapparente; dans les coulisses de nos vies surmenées. Notre lien avait été entièrement dédié à nos échanges véhéments sur le pire. Zac me désidérait de ma honte. Nous n’avions pas su nous accrocher autrement.

Et il s’en allait fortuitement, sans que nous ayons jamais osé parler de sa grand-mère, encore vivante, et de son brumeux grand-père SS mort en 1945. Légataires de souvenirs assourdissants, nous n’avions pas su aborder le dossier de sa propre culpabilité. En s’occupant de la mienne, avait-il pris soin de la sienne ? S’était-il chargé d’éclairer ma conscience pour approcher en biais ses propres interrogations ?

A l’enterrement, dans le cimetière juif de Bagneux, près de Paris, le clan des Frank était là, enlacé. Détruit par le séisme d’un étrange lendemain du 11-Septembre où Ben Laden n’avait aucune part. Zac n’avait pas eu de fils (ni d’enfant) pour réciter le kaddish; comme s’il avait — consciemment ? — renoncé à perpétuer son lignage difficile. Stériliser son ADN partiellement nazi semblait avoir été sa réponse instinctive.

Seule, une très vieille dame se trouvait à l’écart, engoncée dans une chaise roulante poussée par une infirmière solennelle. Elle avait fait le voyage depuis Montreux, en Suisse: c’était Eva, sa grand-mère allemande exilée au pied des Alpes, en un lieu aussi pur qu’avait été glauque et violent son passé. L’hitlérienne de la famille se tenait digne et droite comme un cri, en retrait, ne demandant rien. Elle pleurait.

En sortant du cimetière, l’octogénaire est venue directement vers moi et m’a interpellé de sa voix étrange. Elle possédait, dans les harmoniques, un vibrato qui trahissait le côté construit de son élocution; comme si elle s’était contrainte, de longue date, à dompter son accent germanique:

— Vous êtes Alexandre, le petit-fils du Nain Jaune ?

— Oui.

— Zac m’a beaucoup parlé de vous. Avec fièvre. Si vous passez par Vevey, appelez-moi. Ça me fera plaisir. Je connais beaucoup de choses sur vos antécédents: même l’emplacement de la tombe du Nain Jaune !

Je suis resté blanc que Zac et elle aient pu entretenir des échanges clandestins; totalement insoupçonnés par sa mère à qui il avait menti. La vieille main d’Eva a logé au creux de la mienne un morceau de papier plié. Elle y avait griffonné son numéro de téléphone.

Pendant sept ans, je ne l’ai pas composé.

Comment parler avec une nazie non repentie ?

Des gens très bien
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